dimanche 15 octobre 2017

Yves Horau, Tous les secrets de la Licorne

Les beaux livres de fin d'année commencent à envahir les tables de nos librairies et le filon "Hergé - Tintin" n'est pas près de se tarir.

Régulièrement mis à l'honneur, que ce soit par le biais d'expositions ("Tintin et les bateaux" au Musée de la Marine en 2001), de films ou de rééditions plus ou moins pointues (à l'exemple des deux volumes reprenant les strips du Soir), le dyptique Secret de la Licorne - Trésor de Rackham le Rouge est une fois de plus mis en avant.

Yves Horau, Jacques Hiron et Dominique Maricq cosignent aux éditions Gallimard/Moulisart ce très beau volume consacré au fier vaisseau de troisième rang imaginé par Hergé en 1942.

Si l'iconographie et la mise en pages sont particulièrement soignées, l'amateur éclairé d'Hergé restera quelque peu sur sa faim en ce qui regarde les "secrets" promis dans le titre.

Ayant accès aux archives d'Hergé, les auteurs alignent esquisses, croquis, documents de travail, cases publiées en strip dans Le Soir mais écartées de l'album et reproduction en grand format de diverses vignettes. Tout cela nous confirme combien Hergé était un prodigieux metteur en image et combien il pouvait être pointilleux quant aux détails de son dessin. En témoigne l'évolution qu'a connue la physionomie de la Licorne entre la publication en feuilleton et la version couleur en album.
Mais cette méticulosité est prise en défaut en ce qui concerne la narration même et le déroulé de l'aventure. Passés au crible de l'expertise maritime des auteurs, la poursuite puis le combat livré par la Licorne à la galiote de Rackham le Rouge peuvent tout autant être qualifiés de farce que de pantomime. Sont en effet pointées comme inexactes ou aberrantes les décisions prises par le chevalier François de Hadoque d'en appeler au branle-bas de combat pour prendre la fuite, la fuite d'un vaisseau militaire portant quelques centaines d'hommes devant un navire en embarquant dix fois moins ou la reconstitution pour le moins inexacte de la sainte-barbe.

A moins que (et l'esprit de Pierre Bayard nous viendra ici en aide) rien n'ait été laissé au hasard et que ces incohérences n'en soient qu'aux yeux d'un lecteur trop attaché au premier degré de lecture.

En effet, si Rackham le Rouge s'attaque, à l'encontre de tout bon sens, a un navire militaire portant plus d'une cinquantaine de canons, c'est peut-être que ce navire n'est pas si invincible que cela. Si François de Hadoque prend la fuite devant un ennemi apparemment si peu redoutable, c'est soit parce que son navire n'est pas en mesure de combattre soit parce qu'il a une très bonne raison de ne pas révéler sa position dans ces eaux. Les auteurs nous disent bien que la présence de rhum dans la Licorne n'a rien de légal (cf. p.136).
Et si ce trafic de contrebande n'était qu'un à-côté d'une mission bien plus importante ?
Pourquoi ne pas imaginer que François de Hadoque se serait vu confier en grand secret par l'Amirauté (ou par le roi lui-même. Après tout, si l'on se fie aux interprétations de Serge Tisseron, l'ancêtre du capitaine Haddock serait un bâtard du Roi-Soleil) une mission dont le but aurait été de ramener en Europe l'un ou l'autre documents diplomatiques de la plus grande importance et, ladite mission ne requérant pas de compétences militaires, il aurait embarqué avec un équipage restreint limité aux gabiers et marins, se passant de la majeure partie des artilleurs et servants de canons.
Dans cette hypothèse, la rencontre avec Rackham le Rouge n'est plus à interpréter comme une fortune de mer mais comme un traquenard. Opérant pour le compte d'une puissance étrangère, Rackham n'est plus un Frère de la Côte opportuniste mais un mercenaire travaillant pour, qui sait, les Anglais ou les Espagnols et sa présence dans ces eaux peut être le résultat d'une trahison. Quelqu'un, à Saint-Domingue, a vendu la mèche et lancé ce détrousseur des mers aux trousses de la Licorne.

Si donc l'ouvrage est de belle facture et le choix iconographique de premier ordre, les informations délivrées sont loin d'être inédites. Mais son principal mérite est de compiler en un volume ce qui sinon serait à chercher dans les titres de Benoît Peeters, Philippe Goddin, Frédéric Soumois ou dans tel ou tel hors-série.

Tous les Secrets de la Licorne se clôt sur une visite de la Licorne abondamment illustrée des photos d'une maquette du navire. Si tout tintinophile ne pourra que baver d'envie devant un tel objet, on regrettera qu'à aucun moment ne soient indiqués les noms et qualités des auteurs de cette maquette.

Au total, cet album se lit avec plaisir et seul le le prix (35 €) pourra rebuter l'éventuel acheteur compulsif (d'autant plus que sort très prochainement Le Grand Armorial équestre de la Toison d'Or).

On terminera en soulignant que le titre est quelque peu présomptueux puisque nulle part on ne trouve mention de ce qui a dû constituer l'une des sources du travail d'Hergé pour la mise en scène du combat de François de Hadoque contre les pirates lors de l'abordage : ce tableau de Jean-Leon Gerome Ferris (1863 - 1930) intitulé "la capture du pirate Barbe-Noire" :

Yves Horau, Tous les secrets de la Licorne, Gallimard/Editions Moulinsart, 2017.

dimanche 8 octobre 2017

Alan Moore, Jérusalem : bilan des deux premiers tiers

Je viens, en terminant le Livre 2 de Jérusalem,  de passer le deuxième tiers de l'ouvrage. Moore a en effet divisé son texte en trois livres, chacun ayant son propre style de narration.

Alan Moore vu par Dave Sim dans Cerebus. ©Aardvark-Vanaheim
Le premier, intitulé "Les Boroughs", est constitué de nouvelles aux liens plus ou moins lâches.
Le second, "Mansoul", se déroule dans le royaume des morts et suit de manière linéaire le séjour qu'y fit l'un des personnages lorsque, à l'âge de quatre ans, il fut mort pendant une dizaine de minutes.
Si le récit est plus facile à suivre, il n'en reste pas moins que, tout au long de ces quatre cents et plus pages, on est baladé dans des lieux et époques qui n'ont qu'un lien ténu avec le réel et dont les descriptions détaillées sortent tout droit de la tête de l'auteur.

Et on touche là à une des limites du travail d'Alan Moore en tant qu'écrivain. Des témoignages laissés par les dessinateurs de comics ayant travaillé avec lui (cf. celui de Stephen R. Bissette dans Alan Moore, Tisser l'invisible aux Moutons électriques en 2010), il ressort que les scénarios qu'il remet à ses collaborateurs sont des textes touffus et denses dans lesquels il ne laisse aucun détail au hasard. Le dessinateur y trouve minutieusement décrits les lieux, les atmosphères et les émotions des personnages. Là où d'autres scénaristes transmettent un scénario plus ou moins élaboré, une esquisse des pages, en laissant toute latitude au dessinateur pour réaliser le travail de mise en page et de dessin, Moore veut marquer de son empreinte l'ensemble de l'oeuvre. On pourrait presque penser qu'il ne veut garder de ces dessinateurs que leur style graphique.

Il n'est besoin pour s'en persuader que de comparer Watchmen (dessins de Dave Gibbons) et The Killing Joke (dessins de Brian Bolland) : les mises en pages partagent la même complexité mais ne se retrouvent pas dans d'autres travaux des mêmes auteurs (Kingsman : Services secrets pour Gibbons ou Camelot 3000 pour Bolland).

On retrouve donc dans Jérusalem cette tentative d'épuisement par la description d'un lieu au travers tant de sa géographie que de son histoire. Le projet n'est pas nouveau mais me semble ici un peu vain du fait qu'une bonne partie de ce récit se déroule dans cette dimension parallèle du monde des morts où Moore fait appel à la foi du lecteur et où ce qu'il décrit ne peut être vérifié in situ.

Celà est d'autant plus dommage qu'aux alentours de la page 300, Moore nous livre une série de scènes dont le ton et le déroulement tranchent d'avec le reste du livre.
Abandonnant la pure description, il met en scène deux personnages, une matrone et une primo-parturiente. Ayant décrit l'accouchement et le dialogue qui se met en place entre ces deux femmes, il les fait se retrouver dix-huit mois plus tard lorsque la première vient effectuer la toilette mortuaire de la petite fille qu'elle a mise au monde.
On retrouve là un des thèmes qu'Alan Moore affectionne et a déjà illustré ailleurs (notamment dans Promethea ou Lost Girls) : l'éternel pouvoir du Féminin, la Femme comme pilier de la société et dépositrice des mystères premiers (la naissance) et derniers (la mort).
Ces passages sont chargés d'empathie et d'énergie. Ce sont ses convictions qu'il met en lumière et cette sympathie est aussi poignante que la dédicace portée en exergue de From Hell :

"This book is dedicated to Polly Nicholls, Annie Chapman, Liz Stride, Kate Eddowes, and Marie Jeannette Kelly.
You and your demise: of these things alone are we certain.
Goodnight, ladies."

 A bientôt pour la suite.