dimanche 15 octobre 2017

Yves Horau, Tous les secrets de la Licorne

Les beaux livres de fin d'année commencent à envahir les tables de nos librairies et le filon "Hergé - Tintin" n'est pas près de se tarir.

Régulièrement mis à l'honneur, que ce soit par le biais d'expositions ("Tintin et les bateaux" au Musée de la Marine en 2001), de films ou de rééditions plus ou moins pointues (à l'exemple des deux volumes reprenant les strips du Soir), le dyptique Secret de la Licorne - Trésor de Rackham le Rouge est une fois de plus mis en avant.

Yves Horau, Jacques Hiron et Dominique Maricq cosignent aux éditions Gallimard/Moulisart ce très beau volume consacré au fier vaisseau de troisième rang imaginé par Hergé en 1942.

Si l'iconographie et la mise en pages sont particulièrement soignées, l'amateur éclairé d'Hergé restera quelque peu sur sa faim en ce qui regarde les "secrets" promis dans le titre.

Ayant accès aux archives d'Hergé, les auteurs alignent esquisses, croquis, documents de travail, cases publiées en strip dans Le Soir mais écartées de l'album et reproduction en grand format de diverses vignettes. Tout cela nous confirme combien Hergé était un prodigieux metteur en image et combien il pouvait être pointilleux quant aux détails de son dessin. En témoigne l'évolution qu'a connue la physionomie de la Licorne entre la publication en feuilleton et la version couleur en album.
Mais cette méticulosité est prise en défaut en ce qui concerne la narration même et le déroulé de l'aventure. Passés au crible de l'expertise maritime des auteurs, la poursuite puis le combat livré par la Licorne à la galiote de Rackham le Rouge peuvent tout autant être qualifiés de farce que de pantomime. Sont en effet pointées comme inexactes ou aberrantes les décisions prises par le chevalier François de Hadoque d'en appeler au branle-bas de combat pour prendre la fuite, la fuite d'un vaisseau militaire portant quelques centaines d'hommes devant un navire en embarquant dix fois moins ou la reconstitution pour le moins inexacte de la sainte-barbe.

A moins que (et l'esprit de Pierre Bayard nous viendra ici en aide) rien n'ait été laissé au hasard et que ces incohérences n'en soient qu'aux yeux d'un lecteur trop attaché au premier degré de lecture.

En effet, si Rackham le Rouge s'attaque, à l'encontre de tout bon sens, a un navire militaire portant plus d'une cinquantaine de canons, c'est peut-être que ce navire n'est pas si invincible que cela. Si François de Hadoque prend la fuite devant un ennemi apparemment si peu redoutable, c'est soit parce que son navire n'est pas en mesure de combattre soit parce qu'il a une très bonne raison de ne pas révéler sa position dans ces eaux. Les auteurs nous disent bien que la présence de rhum dans la Licorne n'a rien de légal (cf. p.136).
Et si ce trafic de contrebande n'était qu'un à-côté d'une mission bien plus importante ?
Pourquoi ne pas imaginer que François de Hadoque se serait vu confier en grand secret par l'Amirauté (ou par le roi lui-même. Après tout, si l'on se fie aux interprétations de Serge Tisseron, l'ancêtre du capitaine Haddock serait un bâtard du Roi-Soleil) une mission dont le but aurait été de ramener en Europe l'un ou l'autre documents diplomatiques de la plus grande importance et, ladite mission ne requérant pas de compétences militaires, il aurait embarqué avec un équipage restreint limité aux gabiers et marins, se passant de la majeure partie des artilleurs et servants de canons.
Dans cette hypothèse, la rencontre avec Rackham le Rouge n'est plus à interpréter comme une fortune de mer mais comme un traquenard. Opérant pour le compte d'une puissance étrangère, Rackham n'est plus un Frère de la Côte opportuniste mais un mercenaire travaillant pour, qui sait, les Anglais ou les Espagnols et sa présence dans ces eaux peut être le résultat d'une trahison. Quelqu'un, à Saint-Domingue, a vendu la mèche et lancé ce détrousseur des mers aux trousses de la Licorne.

Si donc l'ouvrage est de belle facture et le choix iconographique de premier ordre, les informations délivrées sont loin d'être inédites. Mais son principal mérite est de compiler en un volume ce qui sinon serait à chercher dans les titres de Benoît Peeters, Philippe Goddin, Frédéric Soumois ou dans tel ou tel hors-série.

Tous les Secrets de la Licorne se clôt sur une visite de la Licorne abondamment illustrée des photos d'une maquette du navire. Si tout tintinophile ne pourra que baver d'envie devant un tel objet, on regrettera qu'à aucun moment ne soient indiqués les noms et qualités des auteurs de cette maquette.

Au total, cet album se lit avec plaisir et seul le le prix (35 €) pourra rebuter l'éventuel acheteur compulsif (d'autant plus que sort très prochainement Le Grand Armorial équestre de la Toison d'Or).

On terminera en soulignant que le titre est quelque peu présomptueux puisque nulle part on ne trouve mention de ce qui a dû constituer l'une des sources du travail d'Hergé pour la mise en scène du combat de François de Hadoque contre les pirates lors de l'abordage : ce tableau de Jean-Leon Gerome Ferris (1863 - 1930) intitulé "la capture du pirate Barbe-Noire" :

Yves Horau, Tous les secrets de la Licorne, Gallimard/Editions Moulinsart, 2017.

dimanche 8 octobre 2017

Alan Moore, Jérusalem : bilan des deux premiers tiers

Je viens, en terminant le Livre 2 de Jérusalem,  de passer le deuxième tiers de l'ouvrage. Moore a en effet divisé son texte en trois livres, chacun ayant son propre style de narration.

Alan Moore vu par Dave Sim dans Cerebus. ©Aardvark-Vanaheim
Le premier, intitulé "Les Boroughs", est constitué de nouvelles aux liens plus ou moins lâches.
Le second, "Mansoul", se déroule dans le royaume des morts et suit de manière linéaire le séjour qu'y fit l'un des personnages lorsque, à l'âge de quatre ans, il fut mort pendant une dizaine de minutes.
Si le récit est plus facile à suivre, il n'en reste pas moins que, tout au long de ces quatre cents et plus pages, on est baladé dans des lieux et époques qui n'ont qu'un lien ténu avec le réel et dont les descriptions détaillées sortent tout droit de la tête de l'auteur.

Et on touche là à une des limites du travail d'Alan Moore en tant qu'écrivain. Des témoignages laissés par les dessinateurs de comics ayant travaillé avec lui (cf. celui de Stephen R. Bissette dans Alan Moore, Tisser l'invisible aux Moutons électriques en 2010), il ressort que les scénarios qu'il remet à ses collaborateurs sont des textes touffus et denses dans lesquels il ne laisse aucun détail au hasard. Le dessinateur y trouve minutieusement décrits les lieux, les atmosphères et les émotions des personnages. Là où d'autres scénaristes transmettent un scénario plus ou moins élaboré, une esquisse des pages, en laissant toute latitude au dessinateur pour réaliser le travail de mise en page et de dessin, Moore veut marquer de son empreinte l'ensemble de l'oeuvre. On pourrait presque penser qu'il ne veut garder de ces dessinateurs que leur style graphique.

Il n'est besoin pour s'en persuader que de comparer Watchmen (dessins de Dave Gibbons) et The Killing Joke (dessins de Brian Bolland) : les mises en pages partagent la même complexité mais ne se retrouvent pas dans d'autres travaux des mêmes auteurs (Kingsman : Services secrets pour Gibbons ou Camelot 3000 pour Bolland).

On retrouve donc dans Jérusalem cette tentative d'épuisement par la description d'un lieu au travers tant de sa géographie que de son histoire. Le projet n'est pas nouveau mais me semble ici un peu vain du fait qu'une bonne partie de ce récit se déroule dans cette dimension parallèle du monde des morts où Moore fait appel à la foi du lecteur et où ce qu'il décrit ne peut être vérifié in situ.

Celà est d'autant plus dommage qu'aux alentours de la page 300, Moore nous livre une série de scènes dont le ton et le déroulement tranchent d'avec le reste du livre.
Abandonnant la pure description, il met en scène deux personnages, une matrone et une primo-parturiente. Ayant décrit l'accouchement et le dialogue qui se met en place entre ces deux femmes, il les fait se retrouver dix-huit mois plus tard lorsque la première vient effectuer la toilette mortuaire de la petite fille qu'elle a mise au monde.
On retrouve là un des thèmes qu'Alan Moore affectionne et a déjà illustré ailleurs (notamment dans Promethea ou Lost Girls) : l'éternel pouvoir du Féminin, la Femme comme pilier de la société et dépositrice des mystères premiers (la naissance) et derniers (la mort).
Ces passages sont chargés d'empathie et d'énergie. Ce sont ses convictions qu'il met en lumière et cette sympathie est aussi poignante que la dédicace portée en exergue de From Hell :

"This book is dedicated to Polly Nicholls, Annie Chapman, Liz Stride, Kate Eddowes, and Marie Jeannette Kelly.
You and your demise: of these things alone are we certain.
Goodnight, ladies."

 A bientôt pour la suite.

mardi 26 septembre 2017

Sur la reprise des Aventures de Blake et Mortimer

Avertissement au lecteur :

Au vu de l'actualité, je reposte ici un texte écrit voici quelques années. Toutes mes excuses pour les anachronismes et lacunes éventuelles.
 

Dans le petit monde de la bande dessinée, deux logiques d'éditeurs peuvent se distinguer : une première que l'on qualifiera de franco-belge et une seconde que l'on nommera américaine.

Pour les tenants de la première, on trouve au cœur du processus éditorial la personne de l'auteur : démiurge plus ou moins inspiré créant personnages, univers, décors, le rôle de l'éditeur se limitant à bien vendre les albums du susdit auteur. La logique américaine inverse le rapport de force ; chez Marvel (Spider-Man...) ou DC Comics (Superman, Batman...), les détentrices des deux tiers du marché du comic-book, les scénaristes, dessinateurs, encreurs sont salariés par l'éditeur pour mettre en scène selon des règles précises les aventures de personnages dont les droits sont détenus par la maison d'édition (ou syndicate). C'est le personnage seul qui assure la continuité d'une série, les différents auteurs s'y succédant n'ayant, aux yeux de leurs employeurs, qu'une importance proportionnelle à la manière dont leur prestation fait varier le chiffre des ventes. La bande dessinée américaine est donc avant tout une industrie, un état de fait dont lecteurs et artistes sont les premiers conscients, et qu'il serait ridicule de vouloir changer. Et comme toute industrie, son but premier est le profit.
Ne soyons cependant pas angéliques au point d'imaginer qu'en Europe, le seul souci des éditeurs soit de permettre à tout un chacun d'exprimer à la face d'un monde stupéfait le "message". Ici aussi, le but premier de l'édition est de dégager un excédent financier. Dans le cas présent, cela se traduit par une politique éditoriale frileuse, réticente à tout changement brutal et qui aboutit au plan artistique à la répétition, année après année, des mêmes schémas narratifs, l'innovation ne se faisant qu'au travers des changements de costume des protagonistes.
La reprise des "Aventures de Blake et Mortimer" telle qu'elle est initiée par Dargaud depuis 1997 ressort en totalité de cette logique du comic-book. Dissimulée sous la défroque de l'hommage rendu à la mémoire d'un Glorieux Ancien, il s'agit ni plus, ni moins que d'une simple opération de marketing destinée à vendre des œuvres dont l'intérêt. ne pourra qu'aller décroissant avec le temps.

Application du modèle américain

Edgar-Pierre Jacobs n'ayant pas laissé d'héritiers, les personnages par lui créés et les droits y afférents sont passés sous l'égide de la maison d'édition qu'il avait créée en 1985 : les Editions Blake et Mortimer. Dargaud, s'étant porté acquéreur de celles-ci, a aujourd'hui la propriété pleine et entière de tout l'univers élaboré par Jacobs et sollicite des auteurs, scénaristes et dessinateurs, pour créer des "histoires de Blake et Mortimer". Ceux-ci sont donc des salariés, tenus par un strict cahier des charges de fournir un travail calibré.
Le choix des dessinateurs n'est toutefois pas innocent ; afin de garantir des ventes appréciables et donc amortir le placement, dans l'optique d'une rentabilité optimale, il est fait appel à des artistes chevronnés, dont on sait qu'ils fourniront d'emblée un travail remarquable. Le risque de voir un dessinateur inexpérimenté ou à la technique peu aguerrie faire capoter une campagne si bien agencée est donc écarté. Mais à aucun moment de l'élaboration, ceux-ci n'ont les mains libres. Ils sont en effet tenus de respecter un style graphique, une palette de couleurs qualifiés de "jacobsien".
L'aboutissement de ce processus est donc la réalisation d'un produit, immédiatement identifiable par le consommateur comme étant "du" "Blake et Mortimer", dépourvu à dessein de tout élément nouveau, c'est-à-dire perturbateur. La volonté de tuer l'esprit créatif est patente, l'activité de l'auteur étant ramenée au niveau de celle d'un simple manœuvre, remplaçable à volonté et accomplissant une tâche rigoureusement définie. Cette politique peut être considérée comme un succès puisque le premier réflexe du lecteur lorsqu'il ouvre l'un des deux albums parus à ce jour est de les comparer à ceux d'Edgar-Pierre Jacobs, jugeant leur qualité d'après leur fidélité d'avec l'œuvre originale. Profitons de l'occasion pour noter que l'étonnement de certains devant la présence de personnages féminins dans ces albums, au prétexte que jamais Jacobs ne fit cela, est on ne peut plus ridicule pour la simple raison que ce n'est pas Edgar-Pierre Jacobs qui les a réalisés.

Incompréhension de l'œuvre de Jacobs

Le paradoxe est que les albums réalisés selon une recette prétendument jacobsienne prouvent que toute l'entreprise initiée repose sur une incompréhension de ce que furent Edgar-Pierre Jacobs et ses travaux.
Ces reprises se présentent sous la forme d'hommages à une grande série et reprennent donc des situations, des idées qu'on ne trouverait pas ailleurs que dans ce cycle d'albums et qui toutes constitueraient le cadre habituel, voire obligatoire des "Aventures de Blake et Mortimer". Ne nous méprenons pas, il est évident que l'on trouve dans ces histoires des thèmes récurrents, les souterrains pour ne citer qu'un exemple. Ce contre quoi je me dresse ici est la volonté de ramener le cycle entier à leur savant assemblage. Parmi ces thèmes qui s'apparentent par certains côtés d'avec des idées reçues, les plus évidents semblent être : Londres, le smog, les années cinquante ou, d'une façon générale, tous les indices d'une atmosphère délicieusement " british " qui sourdrait à pleins torrents de ces albums. En bon critique, allons aux sources et, album par album, partons en quête de cette Angleterre des années cinquante :
 Le Secret de l'Espadon paru en 1946-1949 se déroule en Iran, au Pakistan (Karachi), dans le Détroit d'Ormuz et au Tibet (Lhassa),
Le Mystère de la grande Pyramide (1950-1952) : Le Caire et ses environs,
La Marque jaune (1953) : Londres,
L'Enigme de l'Atlantide (1955-1956) : l'île de Sao Miguel dans l'archipel des Açores,
SOS Météores (1958-1959) : Paris, Jouy-en-Josas, Toussus-le-Noble,
Le Piège diabolique (1960-1961) : La Roche-Guyon à l'ère jurassique et aux XIV°, XX° et LI° siècles,
L'Affaire du Collier (1965-1966) : Paris intra-muros,
Les trois Formules du Professeur Sato (1970-1971) : Kyoto, Tokyo, la baie de Sagami.

Cette énumération pourrait se passer de commentaire mais nous nous devons ici d'être des plus explicites. L'idée selon laquelle "Blake et Mortimer" est une série chronologiquement bloquée dans les années cinquante londoniennes procède d'une lecture tronquée de la saga. Les albums réalisés par Jacobs sont toujours contemporains du moment de leur publication : une histoire se déroule en 1953 parce qu'elle est parue en 1953, en 1971 parce qu'elle est parue en 1971. A l'instar de Tintin ou de Buck Danny, ils traversent les années sans que le temps n'ait prise sur eux. Ils ne sont pas comme Alix ou Lucky Luke dont les aventures, qu'elles soient rédigées en 1950 ou en 1990, se déroulent toujours au sein du même non-lieu temporel : l'Antiquité romaine ou durant la Conquête de l'Ouest.

La base de ce malentendu est à chercher dans la nostalgie que certains éprouvent à l'endroit des lectures de leur enfance et plus particulièrement de celle de La Marque jaune, seul album à prendre effectivement place dans le Londres des années cinquante. L'impact de cette histoire fut si fort sur les jeunes lecteurs de "Tintin" lors de sa parution qu'elle fut dès lors considérée comme le chef d'œuvre d'Edgar-Pierre Jacobs. Yves Sente, scénariste de La Machination Voronov, bien que né en 1964, reconnaît volontiers que La Marque jaune constitue pour lui le "Blake et Mortimer" classique. De là à considérer qu'elle recèle tous les ingrédients du mythe, il n'y a qu'un pas à franchir.

Ce pas ayant été franchi, l'étape ultime est un procès en icônisation. Considérant qu'un album contient tous les "trucs" qui ont assuré sa notoriété à l'œuvre, on résume cette œuvre à cet unique album, hypothéquant dès lors toute possibilité d'élaboration de matériel nouveau. De même que dans le monde orthodoxe les icônes sont toujours créées sur des modèles élaborés voici plusieurs siècles, c'est la répétition ad nauseam de schémas identiques, tant narratifs que graphiques, qui est demandée aux auteurs de "Blake et Mortimer" aujourd'hui. Dans l'art de l'icône, on considère que le modèle premier émane directement de Dieu ; vouloir le modifier reviendrait donc à corriger l'œuvre du Tout-Puissant, acte blasphématoire par essence puisque niant la qualité première de Dieu : la perfection. Incidemment, Dargaud initie par ce biais ce qu'on ne peut qualifier que de procès en canonisation sur la personne d'Edgar-Pierre Jacobs.


Où l'on nous démontre qu' EPJ n'était qu'un tâcheron

La logique même de la reprise est de plus insultante pour le travail de Jacobs car elle revient à affirmer que le premier venu peut faire autant, sinon mieux.

Lorsqu'est sortie L'Affaire Francis Blake, la quatrième de couverture de l'album annonçait la sortie d'un deuxième tome, L'étrange Rendez-vous. Trois ans plus tard, les étals des libraires accueillent La Machination Voronov, réalisée par Yves Sente (directeur éditorial des Editions du Lombard) et André Juillard en lieu et place de Jean Van Hamme et Ted Benoit. La raison de ce changement d'équipe artistique est l'impossibilité dans laquelle est Ted Benoit de respecter le cahier des charges et de rendre sa copie dans les délais impartis. Dargaud, voulant capitaliser sur le succès commercial du premier album et renforcer sa présence sur ce créneau porteur, embauche donc d'autres exécutants afin de répondre à la demande. La manière dont ont été retenus ces artistes confirme tout ce que cette politique a de mercantile. André Juillard avoue sans honte (comment lui en vouloir, c'est son métier que de dessiner) n'avoir accepté que pour l'argent. Quant au scénariste, il livre ici son tout premier travail. En acceptant de publier une histoire scénarisée par un novice et en criant haut et fort que celle-ci vaut largement le travail d'Edgar-Pierre Jacobs, Dargaud reconnaît implicitement que le tout-venant peut faire aussi bien que Jacobs, que le travail de celui-ci n'a donc rien de personnel et jette le discrédit sur le fondement même de sa pratique : rendre hommage à une œuvre originale de la bande dessinée. Je ne porte ici aucune attaque personnelle contre Yves Sente. Le fait qu'il soit directeur éditorial et qu'il n'ait aucune expérience de l'écriture ne préjuge en rien de ses qualités de scénariste. Baryton d'opéra jusqu'en 1943 et cadre chez Philips, EP Jacobs et Jean Van Hamme sont là pour prouver que le talent n'a rien à voir avec les diplômes.

Jacobs : un auteur novateur

Tout cela est d'autant plus paradoxal qu'en son temps, Jacobs était un auteur des plus originaux. Il a élaboré seul les huit aventures de Blake et Mortimer, bâtissant cet univers à partir de sa culture, de ses passions, menant lui-même ses travaux de documentation. La lecture de ses albums dégage aujourd'hui un charme quelque peu suranné, le lecteur contemporain étant même souvent rebuté par la longueur des textes mais, si l'on feuillette le journal Tintin des années cinquante-soixante, on constate que les thèmes abordés par Jacobs, ses atmosphères tranchent d'importance d'avec nombre des autres séries publiées. Une série comme "Michel Vaillant" avait, dès les années cinquante, trouvé ses marques et n'allait plus en bouger jusqu'à nos jours. Les aventures de Dan Cooper, la composante science-fiction du journal et donc la bande à la pointe du progrès astronautique de l'époque, s'avèrent à la relecture bien plates car des intrigues qui prennent comme prétexte les vaisseaux Apollo et Soyouz ne peuvent receler beaucoup d'intérêt vingt ans après que ceux-ci soient allés rejoindre l'Oiseau de Clément Ader au musée des antiquités aériennes. Mettre une capsule Apollo au cœur de son intrigue, c'est " moderne " en 1965 mais dépassé en 2000. A l'inverse, les éléments science-fictionnels que l'on trouve çà et là au gré des albums de "Blake et Mortimer", pour n'avoir pas été ainsi explicitement datés, n'en ont que mieux vieilli.

Parmi les caractéristiques de Jacobs, la moindre n'est certainement pas l'égale maîtrise avec laquelle il faisait usage de thèmes pourtant bien différents. Quel autre auteur peut en effet se vanter d'avoir ainsi écrit de la science-fiction, du fantastique et du policier ? Pour le dire simplement, Edgar-Pierre Jacobs ne respectait pas de modèle narratif déterminé et n'appliquait aucune recette pour réaliser ses albums, le charme que l'on trouve aux "Aventures de Blake et Mortimer" n'est donc pas réductible à un quelconque protocole scénaristique.

Deux albums en porte-à-faux


Non contents de n'être qu'une opération commerciale dénuée de tout intérêt artistique, ces albums ne s'intègrent qu'avec difficulté dans le cycle même de "Blake et Mortimer". La volonté affichée est de réaliser une série de pastiches intégrés dans l'univers élaboré par Jacobs au fil de vingt-cinq années de création artistique. Mais le choix illogique qui a été fait de placer ces histoires dans les années cinquante rend les albums de Jacobs incompréhensibles. Tout univers fictionnel a ses règles internes ; si cet univers est présenté comme étant le nôtre, les règles applicables sont les mêmes, l'œuf ne pond pas de poules. Un contrat tacite est donc passé entre l'auteur et le
lecteur ; si je veux raconter l'histoire d'un œuf qui pond des poules, je dois au préalable avertir mon lecteur que mon récit ne se déroule pas sur la Terre du XX° siècle telle qu'il la connaît. Les "Aventures de Blake et Mortimer" se déroulent bien sur notre Terre et dans un contexte politique, social, historique qui nous est familier. Alors, peut-on imaginer, dans la société actuelle, qu'un militaire de haut rang soit nommé à la tête des services secrets après avoir été soupçonné d'espionnage ? Car même si, en définitive, Blake a été innocenté, il n'en reste pas moins qu'à un moment, il n'a pas été au-dessus de tout soupçon et que certains de ses collègues n'auraient pas été plus étonnés que cela de le voir condamné au bagne pour espionnage. Or, dans SOS Météores qui, chronologiquement, se déroule après L'Affaire Francis Blake, Blake est le chef de ces services secrets. D'autre part, puisque les albums de "Blake et Mortimer" des années soixante soixante-dix ne font nulle mention des conséquences dramatiques d'une guerre bactériologique, c'est que celle-ci n'a pas eu lieu. La lecture de La Machination Voronov, dont le ressort est de savoir si oui ou non un tel conflit éclatera est donc inutile.
 
Cette pratique constitue de plus une trahison à l'égard même de Jacobs. Sous-jacente réside cette idée que tout n'a pas été dit, qu'il a oublié de nous raconter des histoires ou n'a pas jugé bon de le faire. Dessiner "Blake et Mortimer" aujourd'hui selon la logique appliquée revient donc à pointer les supposées lacunes de l'œuvre originelle.


Où l'affliction du critique ne connaît plus de bornes devant le sort réservé aux artistes eux-mêmes

Dessinateurs et scénaristes ne sont considérés qu'à proportion du pastiche fourni ; plus ils seront fidèles au canon édicté, plus ils seront encensés. Nous dépassons ici le cadre du débat qui oppose les auteurs populaires, ceux qui collent au goût du public et font ricaner la critique intellectuelle (des séries comme Ric Hochet ou Largo Winch) aux novateurs lus par un public plus restreint mais loués par cette même critique (Andreas pour n'en citer qu'un). Car Tibet et Andreas ont un point commun : ce sont des auteurs qui dessinent selon leur style personnel, n'essayant pas de copier qui que ce soit, ne racontant pas les histoires qu'on leur commande mais dirigeant leur carrière à leur guise. Les épigones autoproclamés de Jacobs sont quant à eux au sous-sol de la création ; ils n'ont même plus à faire l'effort d'amener du neuf, de surprendre le lecteur, allant parfois jusqu'à fournir une prestation ahurissante de langueur lorsqu'on la compare à leurs travaux habituels (lire Le Cahier bleu d'André Juillard pour réaliser combien la prestation de celui-ci sur Voronov est décevante).

La reprise d'une série après la mort de son créateur est chose courante en bande dessinée mais l'on n'avait jamais vu un dessinateur faire ainsi le deuil de son talent pour un paquet de billets. Bien au contraire, que ce soit pour Spirou et Fantasio, Buck Danny, Blueberry ou Chlorophylle, les auteurs de deuxième génération ont adapté ces personnages à leur propre style, apportant par-là un regard autre sur ces héros. Imaginons ce que seraient aujourd'hui Spirou et Fantasio si Franquin s'était astreint pendant trente ans à ne pas changer de style graphique, à ne pas évoluer. Nous avons dit plus haut que, dans le monde du comic-book, les auteurs se succédaient également sur une série. Et s'il est vrai que ce phénomène de clonage existe, il ne concerne que les auteurs débutants. Cela permet aux éditeurs de proposer aux lecteurs un travail proche de celui que fournit un auteur reconnu, d'assurer des ventes importantes tout en faisant une économie sur la rémunération versée au dessinateur. Le dessinateur novice trouve là l'opportunité de faire ses classes, d'apprendre le métier, cela n'hypothéquant en rien ses productions futures. Mais il ne viendrait jamais à l'esprit d'un éditeur de demander à un artiste connu de copier le travail d'un classique. On ne peut donc qu'être atterré devant ce choix fait par Dargaud d'engager des auteurs de qualité et de leur passer commande de copies.

La reprise des "Aventures de Blake et Mortimer" est donc une entreprise mercantile, artistiquement frileuse et humainement nauséabonde. Si les responsables de chez Dargaud avaient réellement voulu faire œuvre courageuse tout en rendant hommage à Jacobs, ils auraient laissé carte blanche à leurs auteurs, ceux-ci étant libres d'utiliser à leur guise les personnages d'Edgar-Pierre Jacobs. Pour avoir une idée de la qualité de tels albums, il suffit de parcourir les petits volumes de la collection "Le dernier chapitre" chez Dargaud. Ecrits par Didier Convard et illustrés par André Juillard, ils mettent en scène des héros de bande dessinée avec quelques vingt ou trente ans de plus : Johan et Pirlouit, les Pieds Nickelés, Barbe-Rouge et Blake et Mortimer. Contrairement à ce qu'il a fait pour La Machination Voronov, Juillard a ici gardé son propre style et bien que celui-ci n'ait rien à voir avec ceux de Peyo, Forton, Hubinon ou Jacobs, les personnages mis en scène n'en sont pas moins crédibles pour autant. Juillard ne copie personne, il interprète ces héros à sa manière. En 1983 (A suivre) édita un numéro spécial en hommage à Hergé constitué, entre autres, de planches dessinées par différents auteurs et, paradoxalement, les prestations de gens dont le graphisme était proche de celui d'Hergé ressemblent à de mauvaises parodies, comme s'ils n'avaient pas compris les personnages. A l'inverse, les travaux les plus satisfaisants, au plan de cette compréhension, sont ceux de François Bourgeon et Enki Bilal, deux hommes n'ayant pourtant rien de commun avec la ligne claire.

La politique appliquée par Dargaud dénie à la bande dessinée la qualité d'art et la rabaisse au rang de délassement passager, vide de sens, inapte à transmettre une quelconque idée, n'ayant comme seule fonction que de remplir les temps morts de l'existence.

Pour reprendre les termes d'un débat qui fit florès au Moyen Age, nous dirons que le fait d'être pour ou contre la reprise de "Blake et Mortimer" sous la forme actuellement à l'honneur s'apparente à une querelle des universaux réactualisée. Au XIII° siècle, le fond du problème était de savoir si les mots avaient une réalité par eux-mêmes, en dehors de tout contexte tangible, les tenants de cette thèse étant les réalistes, ou si, tout au contraire, ils n'avaient d'existence que relativement aux objets, choses qu'ils désignaient, opinion défendue par les nominalistes.
Etre pour la reprise des "Aventures de Blake et Mortimer", c'est considérer que les protagonistes de ces aventures existent de manière absolue, totale dès avant même qu'Edgar-Pierre Jacobs n'ait pensé à les dessiner, au sein d'un réservoir intellectuel où il n'y aurait qu'à puiser, c'est être réaliste.
Etre contre, c'est considérer que ces personnages n'ont pas d'existence indépendamment de la volonté de leur créateur, que par conséquent leurs aventures ne résultent aucunement de la mise en œuvre d'une recette mais de la personnalité d'un auteur particulier, c'est être nominaliste.

"Blake et Mortimer" ainsi que les vignettes illustrant ce texte sont © Dargaud.

lundi 25 septembre 2017

Andreas, Dérives 2


J'ai découvert Andreas il y a un peu plus de vingt ans par le hasard des emprunts à la bibliothèque municipale de mon coin de Bretagne.
Je le connaissais déjà sans le connaître pour avoir lu quelques planches du Cimetière de Cathédrales dans un numéro du journal Tintin. Quatre planches bien insuffisantes pour accrocher à son univers.
Tout commença donc avec Descente, le sixième album de Rork. J'arrivai in media res, totalement dépourvu de toutes informations sur le personnage principal, l'intrigue, l'univers voire même le genre du récit et j'en suis ressorti mordu.
Le style graphique froid et anguleux allié à une réelle maîtrise de la mise en couleur (du Cimetière de Cathédrales à Retour, chacun des albums de Rork est orienté autour d'une couleur dominante), mis au service de scénarios irrésumables et complexes, tout était réuni pour donner envie de s'intéresser de plus près à son travail.

Vint donc le temps de la complétude qui vit s'aligner sur mes étagères beaux albums reliés neufs, beaux albums reliés d'occasion, albums reliés d'occasion moins beaux (La Montre aux sept Rubis ou A l'aube de la liberté), fascicules plus ou moins fatigués (Super Tintin Cosmos pour Rork : les Oubliés ; Je Bouquine) et fanzines dont seul Internet avait gardé la trace (Viper). J'ai pensé un moment passer au stade des planches originales mais on attendra que les enfants aient grandi pour récupérer les chambres et lancer le projet de Musée Andreas.

Au total, beaucoup de belles découvertes, de vrais moments d'émerveillement (la planche du Retour de Cromwell Stone "au miroir brisé" est un pur chef d'oeuvre) et quelques rares déceptions (pourquoi donc avoir dessiné Donjon Monsters en adoptant un style "à la Trondheim" alors que le délice de la chose eût été de faire un Donjon "à la Andreas" ?)

Dernier en date d'une production dont le volume et la régularité laissent pantois, Dérives 2 vient s'ajouter à la longue liste de ses travaux (pas moins de 64 albums publiés depuis plus de trente ans).
Tout comme avec Dérives, il s'agit d'histoires courtes qu'Andreas, à partir de scénarios signés de noms connus ou pas (Mazan, Dieter, Cornette, Hyuna, Raven et Cochet) met en images (à l'exception de la dernière où il opère seul) en usant d'un graphisme différent pour chaque récit.

Alors, non, même s'il s'agit de récits courts, Dérives n'est pas une porte d'entrée idéale pour qui voudrait découvrir l'oeuvre d'Andreas. On lui préfèrera Coutoo ou Raffington Event.

Hermétiques, pour ne pas dire obscures, ces histoires sont dans la lignée du dyptique Cyrrus - Mil ou du Triangle rouge. La première lecture semble mener à une chute compréhensible et le final s'avère déroutant ("Milk") ou inattendu ("Maidstone"). C'est d'ailleurs là que réside le charme de ses albums ; le lecteur n'a d'autre choix pour saisir le sens de l'histoire que d'y revenir encore et encore.

Andreas, Dérives volume 2, Delcourt, 2017

mardi 19 septembre 2017

Alan Moore, Jérusalem : on passe la page 300

Premier faux-pas.
J'avais dit que je ferai un bilan toutes les cent pages mais je me suis laissé prendre par le rythme intense de la vie moderne et me voilà rendu à la page 300.

Une jolie image pour me faire pardonner.

L'auteur en jeune homme.

La structure du texte se confirme. Jérusalem n'est pas un roman fleuve constitué de multiples intrigues entrecroisées mais une suite de nouvelles subtilement reliées par des personnages (la famille Vernall, un moine de retour de Terre sainte), des situations racontées sous différents points de vue et, avant tout, les lieux. mêmes où prennent place les événements : Londres et Northampton.

Les personnages et les situations se mettent en place et tout cela doit bien tendre vers un climax quelconque.

L'exploration se poursuit.

jeudi 14 septembre 2017

Maurizio Bettini, Contre les racines

Je prends quelques instants pour dire tout le bien que je pense de l'essai de Maurizio Bettini, Contre les racines, paru chez "Champs Flammarion" ce mois-ci.

A l'heure où les déclinistes de tout poil inondent les médias de leurs jérémiades sur la cruauté du temps qui passe et qui nous éloigne chaque jour inéluctablement de l'âge d'or et du bon vieux temps, il est des plus revigorants de suivre Maurizio Bettini alors qu'il démontre l'inanité de cette nostalgie.

Là où nombre de politiques (français mais aussi italiens ou allemends) s'égarent en exaltant les traditions, l'identité, la fierté d'un passé commun, Bettini pointe le revers de ce discours : le repli sur soi, l'exclusion de l'autre, la frilosité de la pensée.

Sans aigreur et avec beaucoup d'allant, il substitue à ces images "verticales" (nos "racines", nous "descendons" de nos ancêtres) une image "horizontale" mieux à même, selon lui, d'illustrer la manière dont se construisent et un peuple et son histoire : celle du fleuve qui se nourrit de tous ses affluents.

Lisez ce livre, s'il vous plaît.

Maurizio Bettini, Contre les racines, Flammarion, 2017

lundi 11 septembre 2017

Alan Moore, Jérusalem : les 100 premières pages

Evénement médiatique de cette rentrée littéraire, Jérusalem d'Alan Moore signe le retour en littérature du barde de Northampton. Dix ans après La Voix du Feu, cet opus de plus de 1200 pages s'ajoute à la déjà longue bibliographie d'un auteur protéiforme.
Plutôt que de lire l'oeuvre d'un bloc et d'en faire ensuite la recension, je vais, toutes les cent pages, faire une manière de bilan

Au bout de cent pages, que peut-on en dire ?

Tout d'abord que le volume est des plus impressionnants : plus de 1200 pages de petits caractères serrés.
L'appréhension est présente. Cette lecture sera-t-elle un pensum ? Ou, une fois rendu au terme, se dira-t-on "oui, et alors ?", saluant la performance d'écriture mais ayant eu peine à s'immerger dans le texte ?

Le lecteur qui s'arrêtera à la première centaine de pages aura le sentiment d'avoir lu quelques sympathiques nouvelles plutôt bien menées. Si les liens entre elles sont ténus, ils n'en sont pas moins là mais ne suffisent pas à faire de l'ensemble un tout cohérent. Chaque récit peut se suffire à lui-même et cette structure permet de ne pas être noyé dans le récit. Là où on pouvait craindre de devoir tenir son (lourd) volume d'une main tout en prenant des notes de l'autre afin de ne pas perdre le fil du récit, on en vient à s'installer avec gratitude dans le confort d'une lecture qui s'annonce longue mais pas déplaisante.

Les descriptions de la ville sont nombreuses et détaillées : le projet d'Alan Moore étant de considérer Northampton (sa propre ville) comme un concentré de l'histoire de l'humanité, il s'attache à nous y balader sans nous faire grâce du moindre carrefour.

Jérusalem serait donc un roman de voyage ?

A suivre (...)

Alan Moore, Jérusalem, Inculte, 2017