Avertissement au lecteur :
Au vu de l'actualité, je reposte ici un texte écrit voici quelques années. Toutes mes excuses pour les anachronismes et lacunes éventuelles.
Dans le petit monde de la bande dessinée, deux logiques d'éditeurs peuvent se distinguer : une première que l'on qualifiera de franco-belge et une seconde que l'on nommera américaine.
Au vu de l'actualité, je reposte ici un texte écrit voici quelques années. Toutes mes excuses pour les anachronismes et lacunes éventuelles.
Dans le petit monde de la bande dessinée, deux logiques d'éditeurs peuvent se distinguer : une première que l'on qualifiera de franco-belge et une seconde que l'on nommera américaine.
Pour les tenants de la première, on trouve au cœur
du processus éditorial la personne de l'auteur :
démiurge plus ou moins inspiré créant personnages,
univers, décors, le rôle de l'éditeur se limitant à
bien vendre les albums du susdit auteur. La logique
américaine inverse le rapport de force ; chez
Marvel (Spider-Man...) ou DC Comics (Superman,
Batman...), les détentrices des deux tiers du marché du
comic-book, les scénaristes, dessinateurs,
encreurs sont salariés par l'éditeur pour mettre en
scène selon des règles précises les aventures de
personnages dont les droits sont détenus par la maison
d'édition (ou syndicate). C'est le personnage
seul qui assure la continuité d'une série, les
différents auteurs s'y succédant n'ayant, aux yeux de
leurs employeurs, qu'une importance proportionnelle à la
manière dont leur prestation fait varier le chiffre des
ventes. La bande dessinée américaine est donc avant
tout une industrie, un état de fait dont lecteurs et
artistes sont les premiers conscients, et qu'il serait
ridicule de vouloir changer. Et comme toute industrie,
son but premier est le profit.
Ne soyons cependant pas
angéliques au point d'imaginer qu'en Europe, le seul
souci des éditeurs soit de permettre à tout un chacun
d'exprimer à la face d'un monde stupéfait le
"message". Ici aussi, le but premier de
l'édition est de dégager un excédent financier. Dans
le cas présent, cela se traduit par une politique
éditoriale frileuse, réticente à tout changement
brutal et qui aboutit au plan artistique à la
répétition, année après année, des mêmes schémas
narratifs, l'innovation ne se faisant qu'au travers des
changements de costume des protagonistes.
La reprise des "Aventures
de Blake et Mortimer" telle qu'elle est initiée
par Dargaud depuis 1997 ressort en totalité de
cette logique du comic-book. Dissimulée sous la
défroque de l'hommage rendu à la mémoire d'un Glorieux
Ancien, il s'agit ni plus, ni moins que d'une simple
opération de marketing destinée à vendre des
œuvres dont l'intérêt. ne pourra qu'aller
décroissant avec le temps.
Application du
modèle américain
Edgar-Pierre
Jacobs n'ayant pas laissé d'héritiers, les personnages
par lui créés et les droits y afférents sont
passés sous l'égide de la maison d'édition qu'il avait
créée en 1985 : les Editions Blake et Mortimer.
Dargaud, s'étant porté acquéreur de celles-ci, a
aujourd'hui la propriété pleine et entière de tout
l'univers élaboré par Jacobs et sollicite des auteurs,
scénaristes et dessinateurs, pour créer des
"histoires de Blake et Mortimer".
Ceux-ci sont donc des salariés, tenus par un strict
cahier des charges de fournir un travail calibré.
Le choix des
dessinateurs n'est toutefois pas innocent ; afin de
garantir des ventes appréciables et donc amortir le
placement, dans l'optique d'une rentabilité optimale, il
est fait appel à des artistes chevronnés, dont on sait
qu'ils fourniront d'emblée un travail remarquable. Le
risque de voir un dessinateur inexpérimenté ou à la
technique peu aguerrie faire capoter une campagne si bien
agencée est donc écarté. Mais à aucun moment de
l'élaboration, ceux-ci n'ont les mains libres. Ils sont
en effet tenus de respecter un style graphique, une
palette de couleurs qualifiés de
"jacobsien".
L'aboutissement
de ce processus est donc la réalisation d'un produit,
immédiatement identifiable par le consommateur comme
étant "du" "Blake et
Mortimer", dépourvu à dessein de tout élément
nouveau, c'est-à-dire perturbateur. La volonté de tuer
l'esprit créatif est patente, l'activité de l'auteur
étant ramenée au niveau de celle d'un simple
manœuvre, remplaçable à volonté et accomplissant
une tâche rigoureusement définie. Cette politique peut
être considérée comme un succès puisque le premier
réflexe du lecteur lorsqu'il ouvre l'un des deux albums
parus à ce jour est de les comparer à ceux
d'Edgar-Pierre Jacobs, jugeant leur qualité d'après
leur fidélité d'avec l'œuvre originale. Profitons
de l'occasion pour noter que l'étonnement de certains
devant la présence de personnages féminins dans ces
albums, au prétexte que jamais Jacobs ne fit cela, est
on ne peut plus ridicule pour la simple raison que ce
n'est pas Edgar-Pierre Jacobs qui les a réalisés.
Incompréhension
de l'œuvre de Jacobs
Le paradoxe est
que les albums réalisés selon une recette
prétendument jacobsienne prouvent que toute l'entreprise
initiée repose sur une incompréhension de ce que furent
Edgar-Pierre Jacobs et ses travaux.
Ces reprises se
présentent sous la forme d'hommages à une grande série
et reprennent donc des situations, des idées qu'on ne
trouverait pas ailleurs que dans ce cycle d'albums et qui
toutes constitueraient le cadre habituel, voire
obligatoire des "Aventures de Blake et Mortimer".
Ne nous méprenons pas, il est évident que l'on trouve
dans ces histoires des thèmes récurrents, les
souterrains pour ne citer qu'un exemple. Ce contre quoi
je me dresse ici est la volonté de ramener le cycle
entier à leur savant assemblage. Parmi ces thèmes qui
s'apparentent par certains côtés d'avec des idées
reçues, les plus évidents semblent être :
Londres, le smog, les années cinquante ou, d'une
façon générale, tous les indices d'une atmosphère
délicieusement " british "
qui sourdrait à pleins torrents de ces albums. En bon
critique, allons aux sources et, album par album, partons
en quête de cette Angleterre des années
cinquante :
Le Secret de l'Espadon
paru en 1946-1949 se déroule en Iran, au Pakistan
(Karachi), dans le Détroit d'Ormuz et au Tibet (Lhassa),
Le Mystère de la grande Pyramide (1950-1952) : Le Caire et ses environs,
La Marque jaune (1953) : Londres,
L'Enigme de l'Atlantide (1955-1956) : l'île de Sao Miguel dans l'archipel des Açores,
SOS Météores (1958-1959) : Paris, Jouy-en-Josas, Toussus-le-Noble,
Le Piège diabolique (1960-1961) : La Roche-Guyon à l'ère jurassique et aux XIV°, XX° et LI° siècles,
L'Affaire du Collier (1965-1966) : Paris intra-muros,
Les trois Formules du Professeur Sato (1970-1971) : Kyoto, Tokyo, la baie de Sagami.
Cette énumération pourrait se passer de commentaire mais nous nous devons ici d'être des plus explicites. L'idée selon laquelle "Blake et Mortimer" est une série chronologiquement bloquée dans les années cinquante londoniennes procède d'une lecture tronquée de la saga. Les albums réalisés par Jacobs sont toujours contemporains du moment de leur publication : une histoire se déroule en 1953 parce qu'elle est parue en 1953, en 1971 parce qu'elle est parue en 1971. A l'instar de Tintin ou de Buck Danny, ils traversent les années sans que le temps n'ait prise sur eux. Ils ne sont pas comme Alix ou Lucky Luke dont les aventures, qu'elles soient rédigées en 1950 ou en 1990, se déroulent toujours au sein du même non-lieu temporel : l'Antiquité romaine ou durant la Conquête de l'Ouest.
La base de ce malentendu est à chercher dans la nostalgie que certains éprouvent à l'endroit des lectures de leur enfance et plus particulièrement de celle de La Marque jaune, seul album à prendre effectivement place dans le Londres des années cinquante. L'impact de cette histoire fut si fort sur les jeunes lecteurs de "Tintin" lors de sa parution qu'elle fut dès lors considérée comme le chef d'œuvre d'Edgar-Pierre Jacobs. Yves Sente, scénariste de La Machination Voronov, bien que né en 1964, reconnaît volontiers que La Marque jaune constitue pour lui le "Blake et Mortimer" classique. De là à considérer qu'elle recèle tous les ingrédients du mythe, il n'y a qu'un pas à franchir.
Ce pas ayant été franchi, l'étape ultime est un procès en icônisation. Considérant qu'un album contient tous les "trucs" qui ont assuré sa notoriété à l'œuvre, on résume cette œuvre à cet unique album, hypothéquant dès lors toute possibilité d'élaboration de matériel nouveau. De même que dans le monde orthodoxe les icônes sont toujours créées sur des modèles élaborés voici plusieurs siècles, c'est la répétition ad nauseam de schémas identiques, tant narratifs que graphiques, qui est demandée aux auteurs de "Blake et Mortimer" aujourd'hui. Dans l'art de l'icône, on considère que le modèle premier émane directement de Dieu ; vouloir le modifier reviendrait donc à corriger l'œuvre du Tout-Puissant, acte blasphématoire par essence puisque niant la qualité première de Dieu : la perfection. Incidemment, Dargaud initie par ce biais ce qu'on ne peut qualifier que de procès en canonisation sur la personne d'Edgar-Pierre Jacobs.
Tout cela est
d'autant plus paradoxal qu'en son temps, Jacobs était un
auteur des plus originaux. Il a élaboré seul les huit
aventures de Blake et Mortimer, bâtissant cet univers à
partir de sa culture, de ses passions, menant lui-même
ses travaux de documentation. La lecture de ses albums
dégage aujourd'hui un charme quelque peu suranné, le
lecteur contemporain étant même souvent rebuté par la
longueur des textes mais, si l'on feuillette le journal Tintin
des années cinquante-soixante, on constate que les
thèmes abordés par Jacobs, ses atmosphères tranchent
d'importance d'avec nombre des autres séries publiées.
Une série comme "Michel Vaillant" avait,
dès les années cinquante, trouvé ses marques et
n'allait plus en bouger jusqu'à nos jours. Les aventures
de Dan Cooper, la composante science-fiction du journal
et donc la bande à la pointe du progrès astronautique
de l'époque, s'avèrent à la relecture bien plates car
des intrigues qui prennent comme prétexte les vaisseaux
Apollo et Soyouz ne peuvent receler beaucoup d'intérêt
vingt ans après que ceux-ci soient allés rejoindre
l'Oiseau de Clément Ader au musée des antiquités
aériennes. Mettre une capsule Apollo au cœur de son
intrigue, c'est " moderne " en 1965
mais dépassé en 2000. A l'inverse, les éléments
science-fictionnels que l'on trouve çà et là au gré
des albums de "Blake et Mortimer", pour
n'avoir pas été ainsi explicitement datés, n'en ont
que mieux vieilli.
Parmi les caractéristiques de Jacobs, la moindre n'est certainement pas l'égale maîtrise avec laquelle il faisait usage de thèmes pourtant bien différents. Quel autre auteur peut en effet se vanter d'avoir ainsi écrit de la science-fiction, du fantastique et du policier ? Pour le dire simplement, Edgar-Pierre Jacobs ne respectait pas de modèle narratif déterminé et n'appliquait aucune recette pour réaliser ses albums, le charme que l'on trouve aux "Aventures de Blake et Mortimer" n'est donc pas réductible à un quelconque protocole scénaristique.
Cette pratique
constitue de plus une trahison à l'égard même de
Jacobs. Sous-jacente réside cette idée que tout n'a pas
été dit, qu'il a oublié de nous raconter des histoires
ou n'a pas jugé bon de le faire. Dessiner "Blake
et Mortimer" aujourd'hui selon la logique
appliquée revient donc à pointer les supposées lacunes
de l'œuvre originelle.
Dessinateurs et
scénaristes ne sont considérés qu'à proportion du
pastiche fourni ; plus ils seront fidèles au canon
édicté, plus ils seront encensés. Nous dépassons ici
le cadre du débat qui oppose les auteurs populaires,
ceux qui collent au goût du public et font ricaner la
critique intellectuelle (des séries comme Ric
Hochet ou Largo Winch)
aux novateurs lus par un public plus restreint mais
loués par cette même critique (Andreas pour n'en citer
qu'un). Car Tibet et Andreas ont un point commun :
ce sont des auteurs qui dessinent selon leur style
personnel, n'essayant pas de copier qui que ce soit, ne
racontant pas les histoires qu'on leur commande mais
dirigeant leur carrière à leur guise. Les épigones
autoproclamés de Jacobs sont quant à eux au sous-sol de
la création ; ils n'ont même plus à faire
l'effort d'amener du neuf, de surprendre le lecteur,
allant parfois jusqu'à fournir une prestation
ahurissante de langueur lorsqu'on la compare à leurs
travaux habituels (lire Le Cahier bleu
d'André Juillard pour réaliser combien la prestation de
celui-ci sur Voronov est décevante).
La reprise d'une série après la mort de son créateur est chose courante en bande dessinée mais l'on n'avait jamais vu un dessinateur faire ainsi le deuil de son talent pour un paquet de billets. Bien au contraire, que ce soit pour Spirou et Fantasio, Buck Danny, Blueberry ou Chlorophylle, les auteurs de deuxième génération ont adapté ces personnages à leur propre style, apportant par-là un regard autre sur ces héros. Imaginons ce que seraient aujourd'hui Spirou et Fantasio si Franquin s'était astreint pendant trente ans à ne pas changer de style graphique, à ne pas évoluer. Nous avons dit plus haut que, dans le monde du comic-book, les auteurs se succédaient également sur une série. Et s'il est vrai que ce phénomène de clonage existe, il ne concerne que les auteurs débutants. Cela permet aux éditeurs de proposer aux lecteurs un travail proche de celui que fournit un auteur reconnu, d'assurer des ventes importantes tout en faisant une économie sur la rémunération versée au dessinateur. Le dessinateur novice trouve là l'opportunité de faire ses classes, d'apprendre le métier, cela n'hypothéquant en rien ses productions futures. Mais il ne viendrait jamais à l'esprit d'un éditeur de demander à un artiste connu de copier le travail d'un classique. On ne peut donc qu'être atterré devant ce choix fait par Dargaud d'engager des auteurs de qualité et de leur passer commande de copies.
La reprise des "Aventures de Blake et Mortimer" est donc une entreprise mercantile, artistiquement frileuse et humainement nauséabonde. Si les responsables de chez Dargaud avaient réellement voulu faire œuvre courageuse tout en rendant hommage à Jacobs, ils auraient laissé carte blanche à leurs auteurs, ceux-ci étant libres d'utiliser à leur guise les personnages d'Edgar-Pierre Jacobs. Pour avoir une idée de la qualité de tels albums, il suffit de parcourir les petits volumes de la collection "Le dernier chapitre" chez Dargaud. Ecrits par Didier Convard et illustrés par André Juillard, ils mettent en scène des héros de bande dessinée avec quelques vingt ou trente ans de plus : Johan et Pirlouit, les Pieds Nickelés, Barbe-Rouge et Blake et Mortimer. Contrairement à ce qu'il a fait pour La Machination Voronov, Juillard a ici gardé son propre style et bien que celui-ci n'ait rien à voir avec ceux de Peyo, Forton, Hubinon ou Jacobs, les personnages mis en scène n'en sont pas moins crédibles pour autant. Juillard ne copie personne, il interprète ces héros à sa manière. En 1983 (A suivre) édita un numéro spécial en hommage à Hergé constitué, entre autres, de planches dessinées par différents auteurs et, paradoxalement, les prestations de gens dont le graphisme était proche de celui d'Hergé ressemblent à de mauvaises parodies, comme s'ils n'avaient pas compris les personnages. A l'inverse, les travaux les plus satisfaisants, au plan de cette compréhension, sont ceux de François Bourgeon et Enki Bilal, deux hommes n'ayant pourtant rien de commun avec la ligne claire.
La politique appliquée par Dargaud dénie à la bande dessinée la qualité d'art et la rabaisse au rang de délassement passager, vide de sens, inapte à transmettre une quelconque idée, n'ayant comme seule fonction que de remplir les temps morts de l'existence.
Pour reprendre les termes d'un débat qui fit florès au Moyen Age, nous dirons que le fait d'être pour ou contre la reprise de "Blake et Mortimer" sous la forme actuellement à l'honneur s'apparente à une querelle des universaux réactualisée. Au XIII° siècle, le fond du problème était de savoir si les mots avaient une réalité par eux-mêmes, en dehors de tout contexte tangible, les tenants de cette thèse étant les réalistes, ou si, tout au contraire, ils n'avaient d'existence que relativement aux objets, choses qu'ils désignaient, opinion défendue par les nominalistes.
Etre pour la reprise des "Aventures de Blake et Mortimer", c'est considérer que les protagonistes de ces aventures existent de manière absolue, totale dès avant même qu'Edgar-Pierre Jacobs n'ait pensé à les dessiner, au sein d'un réservoir intellectuel où il n'y aurait qu'à puiser, c'est être réaliste.
Etre contre, c'est considérer que ces personnages n'ont pas d'existence indépendamment de la volonté de leur créateur, que par conséquent leurs aventures ne résultent aucunement de la mise en œuvre d'une recette mais de la personnalité d'un auteur particulier, c'est être nominaliste.
"Blake et Mortimer" ainsi que les vignettes illustrant ce texte sont © Dargaud.
Le Mystère de la grande Pyramide (1950-1952) : Le Caire et ses environs,
La Marque jaune (1953) : Londres,
L'Enigme de l'Atlantide (1955-1956) : l'île de Sao Miguel dans l'archipel des Açores,
SOS Météores (1958-1959) : Paris, Jouy-en-Josas, Toussus-le-Noble,
Le Piège diabolique (1960-1961) : La Roche-Guyon à l'ère jurassique et aux XIV°, XX° et LI° siècles,
L'Affaire du Collier (1965-1966) : Paris intra-muros,
Les trois Formules du Professeur Sato (1970-1971) : Kyoto, Tokyo, la baie de Sagami.
Cette énumération pourrait se passer de commentaire mais nous nous devons ici d'être des plus explicites. L'idée selon laquelle "Blake et Mortimer" est une série chronologiquement bloquée dans les années cinquante londoniennes procède d'une lecture tronquée de la saga. Les albums réalisés par Jacobs sont toujours contemporains du moment de leur publication : une histoire se déroule en 1953 parce qu'elle est parue en 1953, en 1971 parce qu'elle est parue en 1971. A l'instar de Tintin ou de Buck Danny, ils traversent les années sans que le temps n'ait prise sur eux. Ils ne sont pas comme Alix ou Lucky Luke dont les aventures, qu'elles soient rédigées en 1950 ou en 1990, se déroulent toujours au sein du même non-lieu temporel : l'Antiquité romaine ou durant la Conquête de l'Ouest.
La base de ce malentendu est à chercher dans la nostalgie que certains éprouvent à l'endroit des lectures de leur enfance et plus particulièrement de celle de La Marque jaune, seul album à prendre effectivement place dans le Londres des années cinquante. L'impact de cette histoire fut si fort sur les jeunes lecteurs de "Tintin" lors de sa parution qu'elle fut dès lors considérée comme le chef d'œuvre d'Edgar-Pierre Jacobs. Yves Sente, scénariste de La Machination Voronov, bien que né en 1964, reconnaît volontiers que La Marque jaune constitue pour lui le "Blake et Mortimer" classique. De là à considérer qu'elle recèle tous les ingrédients du mythe, il n'y a qu'un pas à franchir.
Ce pas ayant été franchi, l'étape ultime est un procès en icônisation. Considérant qu'un album contient tous les "trucs" qui ont assuré sa notoriété à l'œuvre, on résume cette œuvre à cet unique album, hypothéquant dès lors toute possibilité d'élaboration de matériel nouveau. De même que dans le monde orthodoxe les icônes sont toujours créées sur des modèles élaborés voici plusieurs siècles, c'est la répétition ad nauseam de schémas identiques, tant narratifs que graphiques, qui est demandée aux auteurs de "Blake et Mortimer" aujourd'hui. Dans l'art de l'icône, on considère que le modèle premier émane directement de Dieu ; vouloir le modifier reviendrait donc à corriger l'œuvre du Tout-Puissant, acte blasphématoire par essence puisque niant la qualité première de Dieu : la perfection. Incidemment, Dargaud initie par ce biais ce qu'on ne peut qualifier que de procès en canonisation sur la personne d'Edgar-Pierre Jacobs.
Où l'on nous
démontre qu' EPJ n'était qu'un tâcheron
La logique même
de la reprise est de plus insultante pour le travail de
Jacobs car elle revient à affirmer que le premier venu
peut faire autant, sinon mieux.
Lorsqu'est sortie L'Affaire Francis Blake, la quatrième de couverture de l'album annonçait la sortie d'un deuxième tome, L'étrange Rendez-vous. Trois ans plus tard, les étals des libraires accueillent La Machination Voronov, réalisée par Yves Sente (directeur éditorial des Editions du Lombard) et André Juillard en lieu et place de Jean Van Hamme et Ted Benoit. La raison de ce changement d'équipe artistique est l'impossibilité dans laquelle est Ted Benoit de respecter le cahier des charges et de rendre sa copie dans les délais impartis. Dargaud, voulant capitaliser sur le succès commercial du premier album et renforcer sa présence sur ce créneau porteur, embauche donc d'autres exécutants afin de répondre à la demande. La manière dont ont été retenus ces artistes confirme tout ce que cette politique a de mercantile. André Juillard avoue sans honte (comment lui en vouloir, c'est son métier que de dessiner) n'avoir accepté que pour l'argent. Quant au scénariste, il livre ici son tout premier travail. En acceptant de publier une histoire scénarisée par un novice et en criant haut et fort que celle-ci vaut largement le travail d'Edgar-Pierre Jacobs, Dargaud reconnaît implicitement que le tout-venant peut faire aussi bien que Jacobs, que le travail de celui-ci n'a donc rien de personnel et jette le discrédit sur le fondement même de sa pratique : rendre hommage à une œuvre originale de la bande dessinée. Je ne porte ici aucune attaque personnelle contre Yves Sente. Le fait qu'il soit directeur éditorial et qu'il n'ait aucune expérience de l'écriture ne préjuge en rien de ses qualités de scénariste. Baryton d'opéra jusqu'en 1943 et cadre chez Philips, EP Jacobs et Jean Van Hamme sont là pour prouver que le talent n'a rien à voir avec les diplômes.
Lorsqu'est sortie L'Affaire Francis Blake, la quatrième de couverture de l'album annonçait la sortie d'un deuxième tome, L'étrange Rendez-vous. Trois ans plus tard, les étals des libraires accueillent La Machination Voronov, réalisée par Yves Sente (directeur éditorial des Editions du Lombard) et André Juillard en lieu et place de Jean Van Hamme et Ted Benoit. La raison de ce changement d'équipe artistique est l'impossibilité dans laquelle est Ted Benoit de respecter le cahier des charges et de rendre sa copie dans les délais impartis. Dargaud, voulant capitaliser sur le succès commercial du premier album et renforcer sa présence sur ce créneau porteur, embauche donc d'autres exécutants afin de répondre à la demande. La manière dont ont été retenus ces artistes confirme tout ce que cette politique a de mercantile. André Juillard avoue sans honte (comment lui en vouloir, c'est son métier que de dessiner) n'avoir accepté que pour l'argent. Quant au scénariste, il livre ici son tout premier travail. En acceptant de publier une histoire scénarisée par un novice et en criant haut et fort que celle-ci vaut largement le travail d'Edgar-Pierre Jacobs, Dargaud reconnaît implicitement que le tout-venant peut faire aussi bien que Jacobs, que le travail de celui-ci n'a donc rien de personnel et jette le discrédit sur le fondement même de sa pratique : rendre hommage à une œuvre originale de la bande dessinée. Je ne porte ici aucune attaque personnelle contre Yves Sente. Le fait qu'il soit directeur éditorial et qu'il n'ait aucune expérience de l'écriture ne préjuge en rien de ses qualités de scénariste. Baryton d'opéra jusqu'en 1943 et cadre chez Philips, EP Jacobs et Jean Van Hamme sont là pour prouver que le talent n'a rien à voir avec les diplômes.
Jacobs : un
auteur novateur
Parmi les caractéristiques de Jacobs, la moindre n'est certainement pas l'égale maîtrise avec laquelle il faisait usage de thèmes pourtant bien différents. Quel autre auteur peut en effet se vanter d'avoir ainsi écrit de la science-fiction, du fantastique et du policier ? Pour le dire simplement, Edgar-Pierre Jacobs ne respectait pas de modèle narratif déterminé et n'appliquait aucune recette pour réaliser ses albums, le charme que l'on trouve aux "Aventures de Blake et Mortimer" n'est donc pas réductible à un quelconque protocole scénaristique.
Deux albums en
porte-à-faux
Non contents de
n'être qu'une opération commerciale dénuée de tout
intérêt artistique, ces albums ne s'intègrent qu'avec
difficulté dans le cycle même de "Blake et
Mortimer".
La volonté
affichée est de réaliser une série de pastiches
intégrés dans l'univers élaboré par Jacobs au fil de
vingt-cinq années de création artistique. Mais le choix
illogique qui a été fait de placer ces histoires dans
les années cinquante rend les albums de Jacobs
incompréhensibles. Tout univers fictionnel a ses règles
internes ; si cet univers est présenté comme
étant le nôtre, les règles applicables sont les
mêmes, l'œuf ne pond pas de poules. Un contrat
tacite est donc passé entre l'auteur et le
lecteur ; si je veux raconter l'histoire d'un œuf qui pond des poules, je dois au préalable avertir mon lecteur que mon récit ne se déroule pas sur la Terre du XX° siècle telle qu'il la connaît. Les "Aventures de Blake et Mortimer" se déroulent bien sur notre Terre et dans un contexte politique, social, historique qui nous est familier. Alors, peut-on imaginer, dans la société actuelle, qu'un militaire de haut rang soit nommé à la tête des services secrets après avoir été soupçonné d'espionnage ? Car même si, en définitive, Blake a été innocenté, il n'en reste pas moins qu'à un moment, il n'a pas été au-dessus de tout soupçon et que certains de ses collègues n'auraient pas été plus étonnés que cela de le voir condamné au bagne pour espionnage. Or, dans SOS Météores qui, chronologiquement, se déroule après L'Affaire Francis Blake, Blake est le chef de ces services secrets. D'autre part, puisque les albums de "Blake et Mortimer" des années soixante soixante-dix ne font nulle mention des conséquences dramatiques d'une guerre bactériologique, c'est que celle-ci n'a pas eu lieu. La lecture de La Machination Voronov, dont le ressort est de savoir si oui ou non un tel conflit éclatera est donc inutile.
lecteur ; si je veux raconter l'histoire d'un œuf qui pond des poules, je dois au préalable avertir mon lecteur que mon récit ne se déroule pas sur la Terre du XX° siècle telle qu'il la connaît. Les "Aventures de Blake et Mortimer" se déroulent bien sur notre Terre et dans un contexte politique, social, historique qui nous est familier. Alors, peut-on imaginer, dans la société actuelle, qu'un militaire de haut rang soit nommé à la tête des services secrets après avoir été soupçonné d'espionnage ? Car même si, en définitive, Blake a été innocenté, il n'en reste pas moins qu'à un moment, il n'a pas été au-dessus de tout soupçon et que certains de ses collègues n'auraient pas été plus étonnés que cela de le voir condamné au bagne pour espionnage. Or, dans SOS Météores qui, chronologiquement, se déroule après L'Affaire Francis Blake, Blake est le chef de ces services secrets. D'autre part, puisque les albums de "Blake et Mortimer" des années soixante soixante-dix ne font nulle mention des conséquences dramatiques d'une guerre bactériologique, c'est que celle-ci n'a pas eu lieu. La lecture de La Machination Voronov, dont le ressort est de savoir si oui ou non un tel conflit éclatera est donc inutile.
Où l'affliction
du critique ne connaît plus de bornes devant le sort
réservé aux artistes eux-mêmes
La reprise d'une série après la mort de son créateur est chose courante en bande dessinée mais l'on n'avait jamais vu un dessinateur faire ainsi le deuil de son talent pour un paquet de billets. Bien au contraire, que ce soit pour Spirou et Fantasio, Buck Danny, Blueberry ou Chlorophylle, les auteurs de deuxième génération ont adapté ces personnages à leur propre style, apportant par-là un regard autre sur ces héros. Imaginons ce que seraient aujourd'hui Spirou et Fantasio si Franquin s'était astreint pendant trente ans à ne pas changer de style graphique, à ne pas évoluer. Nous avons dit plus haut que, dans le monde du comic-book, les auteurs se succédaient également sur une série. Et s'il est vrai que ce phénomène de clonage existe, il ne concerne que les auteurs débutants. Cela permet aux éditeurs de proposer aux lecteurs un travail proche de celui que fournit un auteur reconnu, d'assurer des ventes importantes tout en faisant une économie sur la rémunération versée au dessinateur. Le dessinateur novice trouve là l'opportunité de faire ses classes, d'apprendre le métier, cela n'hypothéquant en rien ses productions futures. Mais il ne viendrait jamais à l'esprit d'un éditeur de demander à un artiste connu de copier le travail d'un classique. On ne peut donc qu'être atterré devant ce choix fait par Dargaud d'engager des auteurs de qualité et de leur passer commande de copies.
La reprise des "Aventures de Blake et Mortimer" est donc une entreprise mercantile, artistiquement frileuse et humainement nauséabonde. Si les responsables de chez Dargaud avaient réellement voulu faire œuvre courageuse tout en rendant hommage à Jacobs, ils auraient laissé carte blanche à leurs auteurs, ceux-ci étant libres d'utiliser à leur guise les personnages d'Edgar-Pierre Jacobs. Pour avoir une idée de la qualité de tels albums, il suffit de parcourir les petits volumes de la collection "Le dernier chapitre" chez Dargaud. Ecrits par Didier Convard et illustrés par André Juillard, ils mettent en scène des héros de bande dessinée avec quelques vingt ou trente ans de plus : Johan et Pirlouit, les Pieds Nickelés, Barbe-Rouge et Blake et Mortimer. Contrairement à ce qu'il a fait pour La Machination Voronov, Juillard a ici gardé son propre style et bien que celui-ci n'ait rien à voir avec ceux de Peyo, Forton, Hubinon ou Jacobs, les personnages mis en scène n'en sont pas moins crédibles pour autant. Juillard ne copie personne, il interprète ces héros à sa manière. En 1983 (A suivre) édita un numéro spécial en hommage à Hergé constitué, entre autres, de planches dessinées par différents auteurs et, paradoxalement, les prestations de gens dont le graphisme était proche de celui d'Hergé ressemblent à de mauvaises parodies, comme s'ils n'avaient pas compris les personnages. A l'inverse, les travaux les plus satisfaisants, au plan de cette compréhension, sont ceux de François Bourgeon et Enki Bilal, deux hommes n'ayant pourtant rien de commun avec la ligne claire.
La politique appliquée par Dargaud dénie à la bande dessinée la qualité d'art et la rabaisse au rang de délassement passager, vide de sens, inapte à transmettre une quelconque idée, n'ayant comme seule fonction que de remplir les temps morts de l'existence.
Pour reprendre les termes d'un débat qui fit florès au Moyen Age, nous dirons que le fait d'être pour ou contre la reprise de "Blake et Mortimer" sous la forme actuellement à l'honneur s'apparente à une querelle des universaux réactualisée. Au XIII° siècle, le fond du problème était de savoir si les mots avaient une réalité par eux-mêmes, en dehors de tout contexte tangible, les tenants de cette thèse étant les réalistes, ou si, tout au contraire, ils n'avaient d'existence que relativement aux objets, choses qu'ils désignaient, opinion défendue par les nominalistes.
Etre pour la reprise des "Aventures de Blake et Mortimer", c'est considérer que les protagonistes de ces aventures existent de manière absolue, totale dès avant même qu'Edgar-Pierre Jacobs n'ait pensé à les dessiner, au sein d'un réservoir intellectuel où il n'y aurait qu'à puiser, c'est être réaliste.
Etre contre, c'est considérer que ces personnages n'ont pas d'existence indépendamment de la volonté de leur créateur, que par conséquent leurs aventures ne résultent aucunement de la mise en œuvre d'une recette mais de la personnalité d'un auteur particulier, c'est être nominaliste.
"Blake et Mortimer" ainsi que les vignettes illustrant ce texte sont © Dargaud.